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10 décembre 2007 1 10 /12 /décembre /2007 23:04
Jurek m'appelle hier en fin d'après midi, Dans le cadre des célébrations liées aux soixante ans de sa carrière journalistique, une maison d'édition polonaise  va publier un livre d'hommages  à Leopold Unger.  La voix de Jurek est  pleine de "euhhh" et de silences.  
"Ecoute, me dit-il enfin, je t'ai envoyé un texte.  Lis-le, on en parle ensuite."
Ouvrant le mail, le titre déjà me trouble: "Przemysl" ... la ville de Maman.
Le voici, renommé, pour publication "dans la pierre":

Dans la pierre

C’est ma soeur qui en a décidé.  Peut-être ne fut-ce  pas une décision dont elle eut  à me convaincre, ou me l’imposer. Mais c’est elle qui en a eu l’initiative.  Elle avait lancé l’idée avec enthousiasme, comme mue par une évidence. Il n’y avait aucune raison de mettre en doute son idée. Je n’en étais peut-être pas enchanté , je pouvais certainement trouver d’autres destinations, plus drôles, pour une escapade de vacances.  Mais je n’avais aucune raison pour m’y opposer. J’ai sans doute accepté comme un hôte se soumet à une proposition d’invités, afin de rendre leur séjour agréable.  D’ailleurs, si je refusais, avec qui aurait-elle fait ce voyage ?

Nous nous sommes donc retrouvés dans le train Cracovie-Przemysl.  Przemysl, petite ville à l’Est de la Pologne, à proximité de la frontière ukrainienne, était la première destination de notre voyage. Mais intérieurement, je ressentais très fort la direction de notre voyage : l’Est.  Maman était originaire de Przemysl, et Papa de Czortkow, en Podolie, aujourd’hui partie intégrante de l’Ukraine.  Nous partions donc, pour la première fois, vers « cet Est-là », où nous n’étions jamais allés, et qui jusqu’alors  reposait dans nos âmes, comme le vase de l’arrière-grand-mère sur une cheminée : à la fois vénéré et juste posé là, à l’ombre de nos habitudes.

Sentiment étrange.  L’excursion avait belle allure, d’un point de vue touristique : Przemysl, Czortkow, Lwow… Je ne pouvais nier une certaine excitation à l’idée de découvrir les lieux d’enfance de nos parents.  Mais je savais aussi que je n’attachais pas à ce voyage la même importance que ma sœur.  Pour moi, c’était intéressant.  Pour ma sœur, cela  paraissait important, vital, indispensable.

Surtout l’étape de Przemysl, si différente de la suivante.  A Czortkow, nous savions que nous allions trouver ce que nous connaissions si bien, Papa nous l’avait raconté tant de fois, avec  force détails. A Premysl par contre, nous allions au devant d’un défi. Nous devions y rechercher des traces dont nous n’étions pas même certains  de l’existence. Il m’était facile, dans le train, d’imaginer Czortkow, je pouvais presque dessiner le plan de la ville et en situer, sur son unique rue principale, les principaux édifices. La visite de Czortkow allait ressembler à ce jeu d’enfants où l’on retourne les images dispersées le verso vers le haut, pour en retrouver ensuite les paires à l’aveugle: ici la maison des grands-parents, là la caserne du régiment de cavalerie ;  ici, je sais que se trouve le Tribunal,  et là encore, lorsque la rue descend en  tournant un peu vers  le pont sur la rivière, je sais que je trouverai l’église et le couvent des Dominicains.

Rien de tel à Przemysl. Nous savions de Przemysl aussi peu que de l’enfance de Maman.  Przemysl était terra incognita, couverte du sceau d’un grand secret. Przemysl, nous allions nous y mesurer.  Hanka y allait de front. Moi à reculons, avec une certaine indifférence, et le sentiment que ce voyage était certes intéressant. Mais il n’était plus nécessaire à la détermination de mon identité.  Seule l’effervescence manifeste de Hanka me déstabilisait . Peut-être aurais-je du être plus ému. 

Dans le train, voilà que Hanka s’énerve, lorsqu‘elle se rend compte qu’elle a oublié chez moi, à Varsovie, les seuls éléments tangibles qui devaient nous aider dans nos recherches à Przemysl : les photocopies de l’annuaire téléphonique des années 1932/33, obtenues à l’Institut Historique Juif.  Elle se souvenait cependant, - elle le croyait du moins – du principal, à savoir des deux adresses répertoriées sous le nom de notre grand père, Ferdynand Brandstaetter : Jagielonska 25 et Parkowa 9.

 

Ce que Maman nous avait raconté de son enfance se limitait à quelques mots.  Sa maman était morte lorsqu‘elle avait quatre ans.  Elle se souvenait seulement d’ une maman merveilleuse, belle, bonne… Après quelques années, son père s’était remarié.  De sa belle-mère, nous savions aussi peu.  Juste qu’elle fut bonne avec Maman.  A son père, Maman vouait une affection sans bornes, touchant à l’adoration.  Nous savions encore qu’il y avait eu cette  gouvernante allemande durant quelques années, car, comme le disait  le papa de Maman, « il faut connaître la langue de l’ennemi ».  Maman reconnaissait ne pas avoir trop appris l’allemand, mais la gouvernante apprit  passablement le polonais. Nous connaissions encore cet élément peu précis des 17 ans d’enfance de Maman : au début de la guerre, son père et sa belle-mère sont morts.

Jusqu’à mes 20 ans – je suis le plus jeune – nous n’en savions pas plus de Maman. Un jour, enfant encore, je lui avais demandé pourquoi elle nous racontait si peu de son enfance, de ses parents, comme le faisait notre père.  Elle me répondit qu’ elle  puisait sa force de vie dans le fait d’avoir enterré au plus profond de son âme ce qu’elle avait vécu .  En effet, Maman bouillonnait de vie, d’opiniâtreté, de volonté et d’optimisme.  Sans doute mesurais-je assez combien cela était précieux pour admettre que ce silence était un prix qui valait d’être payé.  

Elle nous avait révélé ses origines juives alors que j’avais 20 ans.  Nous avons appris peu de détails, sinon son vrai nom.  Elle nous a dit encore qu’un demi frère était né.  Et que GrandPère et son épouse avaient été arrêtés et déportés par les Allemands au début de la guerre .  Ensuite,  elle est entrée en clandestinité, des gens l’y ont aidée,  elle a pu quitter Przemysl et arriver à Varsovie, où elle a rejoint l’Armée Nationale clandestine, et a participé en 1944 à l’insurrection de Varsovie.  Son nouveau nom, elle l’avait reçu avec les documents « aryens », comme on appelait sous la Pologne occupée ce qui vous distinguait des juifs. 

Et elle s’eétaitt fait baptiser. Grand-Père, Ferdynand Brandstaetter, avocat, patriote polonais, faisait partie des Juifs dits assimilés.  Il avait transmis à sa fille une éducation religieuse selon les us et les devoirs de la société juive.  Mais cela se limitait au minimum requis.  Maman, par contre, depuis sa tendre enfance, récitait des « Je vous salue Marie » en cachette, elle-même ne se souvenait plus où elle l’avait appris.  Elle savait seulement – mais cela, on n’en parlait pas dans la famille car c’était couvert par le voile  du scandale – qu’un oncle  avait choisi la foi catholique.

Dans le compartiment du train, nous égrenions avec Hanka le maigre chapelet d’informations utiles à nos recherches à Przemysl. Nous avions trois adresses : les deux du bottin téléphonique que Hanka heureusement avait retenus, ainsi que le cimetière juif où était enterrée notre Grand-Mère.  Cela, nous le savions, parce que Maman nous avait raconté comment elle se rendait régulièrement  sur la tombe de sa mère.

Partant de l’hôtel où nous nous étions arrêtés à  Przemysl, la première étape en allant vers le centre était la rue Parkowa.  Là, première déception.  Au numéro 9, il n’y avait pas de maison ; il n’y avait d’ailleurs pratiquement pas de maisons de ce côté-là de la rue, en tous cas, pas de maisons d’avant-guerre.

Direction rue Jagiellonska.  Au numéro dont Hanka se souvenait, un assez grand immeuble; au rez-de-chaussée, des magasins.  Nous nous sommes arrêtés de l’autre côté, avons pris  quelques photos.  Suite à quoi, Hanka dit avec détermination : «  Moi, je vais dans ces magasins, poser des questions ».  « Je t’en prie, vas-y …», répondis-je.  Parce que là, ce n’était plus ma tasse de thé, ce n’était plus mon affaire.  Je pouvais bien rester de ce côté-ci de la rue…

Hanka a traversé,. Je me suis retourné, et me suis mis à déambuler le long de magasins qui n’étaient pour rien plus intéressants que ceux l’autre côté de la rue, dans le vieil immeuble.  En me retournant, je voyais Hanka sortir d’un magasin et entrer dans le suivant.  Après un moment, elle sortit de l’un de ces magasins en gesticulant dans ma direction.  Je ne pouvais pas ne pas y aller, tout en sentant au fond de moi que j’allais jouer dans une pièce qui n’était pas la mienne .  Le commerçant, un monsieur assez âgé déjà qui travaillait avec son fils, se souvenait de la famille de Maman ! « Mais les Brandstaetter n’ont jamais habité ici, il n’y avait, d’ailleurs, dans cet immeuble, aucun cabinet d’avocat ». (De retour à Varsovie, nous allions découvrir que Hanka avait erronément mémorisé ce numéro de rue : nous étions donc tombés sur ce monsieur par erreur !)  Mais la famille de ce monsieur avait habité dans le voisinage de Maman, il avait été copain avec Julek, le demi frère de Maman.  Et bien sûr, il se souvenait de Zosia.  « Julek a survécu à la guerre, il est même revenu ici une fois ou deux… ».  Hanka dansait presque d’excitation.  On aurait dit que les questions allaient pleuvoir, mais que demander ?  Nous avions néanmoins devant nous le seul témoin de la vie d’avant-guerre de notre Maman. Ce monsieur ne se sentait en rien extraordinaire.  Et Mais nous, face à lui, nous étions  fascinés.

Cimetière juif.  Près de l’entrée, quelques courtes rangées de tombes contemporaines.  Assez vite, nous trouvons une chose inattendue.  Il y a là une  pierre funéraire portant l’inscription :

«  Ferdynand et Jozefa Brandstaetter

Disparus en déportation le 18.XI.1942

En mémoire éternelle de

nos parents chéris, victimes de la cruauté hitlérienne

leur fille et leur fils »

Nous étions médusés.  Cette pierre avait clairement été posée là au cours des 10-15 dernières années.  Jamais, alors que nous vivions en Belgique mais que nous allions souvent en Pologne, Maman n’était revenue à Przemysl.  Elle ne connaissait certainement pas ce monument, elle nous en aurait parlé.  Si ce n’était pas la fille qui avait érigé ce monument, c’était bien le fils qui avait dû le faire. Ce n’est que plus tard, lorsque nous avons trouvé des livres sur l’histoire de Przemysl, que nous avons appris que la ville avait été partagée entre le Reich et l’Union Soviétique,  et que la frontière longeait le San.  Nous avons compris qu’après l’occupation de la ville par les Allemands, les Grands Parents avaient été déportés, comme les autres juifs, par les occupants.  Où et quand ils disparurent, nous l’ignorons.

Une fois de plus, Hanka m’emmène plus loin, à la recherche de la tombe de notre Grand-mère Anna.  Et une fois de plus,  j’éprouve cet étrange sentiment, à la limite du déplaisir et de l’indifférence.  La vue du reste du cimetière, d’ailleurs, ne fait que confirmer combien notre entreprise est dérisoire.  Les seuls cimetières juifs que j’aie visités plus tôt sont celui de Prague et le cimetière juif de Varsovie.  C’étaient là des visites touristiques.  Ce n’est qu’à Przemysl que j’ai découvert un cimetière juif ordinaire, « non touristique » en Pologne.  Un paysage de pierres tombales renversées, gagnées par les herbes folles et les buissons sauvages: les débris de la mémoire d’une merveilleuse civilisation.  Hanka est allée vers la gauche, moi vers la droite.  J’errais l’esprit vide dans ce no man’s land, piétinant malencontreusement  des bris de tombes.

Arrivé à un endroit où les mauvaises herbes se muaient  en un petit sous-bois, j’ai entendu un cri.  Deux cent mètres à ma gauche, Hanka était immobilisée devant le seul monument debout, de là où j’étais, on aurait dit une flèche dirigée vers le ciel.  J’ai couru vers elle comme à son secours , par-dessus les innombrables tombes fracassées.  Hanka était immobile, les épaules secouées par des sanglots.

 

Anna Brandstaetter, née Bernstein

Née à Lwow le 9/03 1892 (10 Adar 5652)

Décédée à Lwow le 14/08 1926 (4 Elul 5686)

 

« Dziunia, la lumière de ta vie

éclairait notre existence – aujourd’hui

que tu n’es plus, nous errons dans la pénombre »

Et je me suis souvenu.  De Maman nous récitant sur son lit de mort à Bruxelles– à Hanka et à moi - ces mots d’amour qu’elle a gravés dans notre mémoire comme ils l’avaient été dans la sienne, et comme ils le sont dans la pierre de Przemysl depuis l’an 1926.

Depuis,  je sais que l’amour peut être éternel.  Et que je suis son enfant.

Bruxelles, 30.XI. 2007.

 

 

 





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